Guignol et ses cousins

Guignol et ses cousins Une exposition au Musée Théâtre Guignol Madeleine Jacomet

Guignol n’est pas une marionnette à part. Sa création au début du 19e siècle par Laurent Mourguet fait partie d’une histoire non pas uniquement lyonnaise, ni même française, mais bien plus large, celle de la marion-nette à gaine européenne. Au 19e siècle, des marionnettes naissent et gagnent en notoriété dans de nombreux pays européens. Cet âge d’or plonge ses racines dans l’Italie du 16e siècle où la Commedia dell’arte et ses nombreux personnages se développent. Ces marionnettes ont une origine commune : le personnage napolitain Pulcinella qui essaime dès le 17e siècle son humour et son répertoire à travers l’Europe.

Cousins de guignol

De gauche à droite : Gioppino - Polichinelle - Pétrouchka - Jan

Klaasen - Guignol - Karsperl - Pulcinella - Punch - Don Cristóbal

Polichinelle en France, Punch en Angleterre, Kasperl dans les pays germaniques, Jan Klaassen aux Pays-Bas, Don Cristóbal en Espagne, Pétrouchka en Russie, sont autant de cousins de Guignol que de variations d’un même personnage. Ils sont grossiers, frondeurs, violents, naïfs, contestataires. Ils sont aussi l’incarnation de particularités régionales par leur costume et leur langage. L’histoire de ces personnages est complexe : elle oscille entre diffusion artistique à travers les frontières et résurgences de cultures populaires locales. Ils font rire tout en portant à l’attention du public un certain degré de violence, d’absurdité et de subversion. Que connaît-on aujourd’hui de ces marionnettes ? Quel rôle leur a-t-on donné ? Que sont-elles devenues ?

En 2024, l’équipe du Musée Théâtre Guignol, en collaboration avec la Société des Amis de Lyon et de Guignol, proposa une exposition sur le parler lyonnais, les racines régionales de Guignol et les liens entre Guignol et Lyon. Un an plus tard, cette nouvelle exposition se penche sur une autre facette des origines de Guignol, ses origines italiennes, et plus largement sur la tradition européenne de la marionnette à gaine. Reconnaître à ses cousins européens un héritage mais aussi un rôle commun permet de replacer Guignol au sein d’une histoire européenne de la marionnette à gaine.

L’héritage de Pulcinella

Les cousins de Guignol présentés dans cette exposition sont héritiers de la Commedia dell’arte et d’un personnage en particulier : Pulcinella. C’est en Italie, dans la première moitié du 16e siècle, que prend forme ce théâtre populaire caractérisé par des dialogues improvisés, l’utilisation de masques et la présence de nombreux personnages dont les plus connus répondent aux noms de Pulcinella, Arlequin, Scaramouche et Colombine.

Marquée par la ruse, l’ingéniosité ou encore la naïveté des personnages, la Commedia dell’arte est dominée par le genre de la comédie. Effets comiques et retournements de situation entre maîtres, valets et amants se retrouvent aussi bien sur les planches avec les comédiens de chair et d’os qu’au sein des castelets où les personnages sont incarnés par des marionnettes à gaine. Ce répertoire est introduit en Europe par des troupes italiennes itinérantes dès le milieu du 17e siècle. Pulcinella arrive d’abord à Paris et à Londres, devenant respectivement Polichinelle et Punch. Les montreurs transportent leur castelet, amovible et léger, dans les rues et les carrefours des villes. On retrouve des adaptations de Pulcinella aux Pays-Bas, en Espagne, dans les pays germaniques, en Russie. Son influence s’étend jusqu’en Turquie dans le théâtre d’ombres de Karagöz.

On ne dénombre pas moins d’une vingtaine de personnages influencés par la tradition italienne. Tchantchès à Liège, Lafleur à Amiens, Kašpárek en République Tchèque, Vitéz László en Hongrie ou encore Don Roberto au Portugal, non présentés dans cette exposition, qui complètent ce panorama. Du contact entre des montreurs italiens et des artistes locaux naissent des marionnettes à gaine dont la notoriété est grandissante jusqu’au 19e siècle.

Répertoires, personnages, publics

Le répertoire des marionnettes européennes à gaine s’appuie sur une tradition orale. Du 17e au 19e siècle, les marionnettistes se passent de support textuel et improvisent à partir de canevas composés de différentes scènes. Rythmées par un comique de gestes, de situation et de répétition, elles se rapprochent de l’humour grotesque de la

Commedia dell’arte. Ce répertoire de routine – les mêmes scènes sont rejouées les unes après les autres – s’enrichit au grès des circulations des troupes itinérantes. Il n’est alors pas étonnant de retrouver des canevas mais aussi des personnages très similaires à travers toute l’Europe.

Les cousins de Guignol sont souvent accompagnés de leur ami et compagne ainsi que des figures caractéristiques que sont le Juge, le Propriétaire, le Chien, le Diable et la Mort. La longévité de ce répertoire n’a pas d’équivalent dans l’histoire du théâtre. C’est au 19e siècle que certains répertoires se complexifient et se singularisent, principalement du fait du passage de l’oral à l’écrit. Revues, parodies du grand théâtre, multiplication des intrigues, apparition de nouveaux personnages, renouvellent les pièces pour s’adapter à un nouveau type de public.

C’est à la même période que les personnages se fixent. Jusqu’alors, une marionnette pouvait changer de nom, de costume voire même de caractère au fil des décennies. Le Polichinelle du 17e siècle, par exemple, n’a rien à voir avec le Polichinelle du 18e siècle. On remarque que l’émergence de ces marionnettes est issue d’un long processus d’assimilation d’une tradition italienne et d’affirmation de caractéristiques identitaires locales. Au sein des foires et des marchés, les marionnettistes adaptent leurs spectacles au « tempérament local ».

A la fin du 18e siècle, les villes sont en pleine expansion et la classe populaire urbaine émergente constitue le premier public des marionnettistes. Révolution industrielle et exode rural sont à l’origine de l’afflux en ville de nouveaux habitants à la recherche de divertissements. Guignol, Pétrouchka et Gioppino, nés au 19e siècle, rejoignent entre autres Kasperl, Jan Klaassen, Punch. Les montreurs vont jouer sur les liens identitaires qui se tissent entre le public et les marionnettes. Chacune emploie un parler simple voir un dialecte local. Elles ont toutes des métiers collant à la réalité des spectateurs. Marionnettes et specta-teurs affrontent les mêmes ennuis, les mêmes injustices, les mêmes peurs. Cette grande proximité explique la popularité de ces marionnettes au 19e siècle.

L’importance du théâtre populaire

En France, le théâtre populaire connaît un grand essor au 17e et 18e siècles. Polichinelle est une marionnette très populaire dans les foires parisiennes. Deux cas intéressants nous montrent que les foires sont des lieux de rencontre et de confrontation entre les comédiens et les montreurs de marionnettes. Au 18e siècle, parmi les comédiens, on fait la distinction entre les Comédiens français, c’est-à-dire les comédiens de la Comédie-Française, et les comédiens italiens. L’ordonnance créant la Comédie-Française en 1680 donne aux comédiens français le monopole du théâtre de langue française à Paris et ses faubourgs. Des années de

conflits s’ensuivent entre les Italiens et les Français. Cette péripétie est exploitée par les montreurs de marionnettes qui récupérèrent le répertoire italien et ses types comiques. Non concernés par les restrictions, ils jouent en continu et leur popularité ne cesse de croître. Leur succès est tel qu’au milieu du 18e siècle, les Comédiens français obtiennent un arrêté pour interdire entièrement la parole aux marionnettistes. Les parodies des pièces de la Comédie par Polichinelle faisaient de l’ombre aux comédiens qui entendirent réserver la parole au théâtre d’acteur. Polichinelle, grâce à sa voix transformée, détourne cette interdiction. Sa voix quasiment incompréhensible et inhumaine lui donne un avantage sur toutes les autres marionnettes.

Six des dix cousins de Guignol présentés dans cette exposition ont la même voix singulière. Leur piaulement aigu caractéristique provient de l’utilisation d’une « pratique » ou sifflet pratique. La pratique en français, pivetta en italien, pichtchik en russe ou encore swazzle en anglais, est un instrument placé dans la bouche des marionnettistes. Elle est composée d’une fine lame vibrante en peau, écorce ou bois, insérée entre deux pièces de bois ou de cuir.

La pratique est employée pour interpréter Pulcinella dès le 16e siècle. Cette voix modifiée le rapproche du monde animal et correspond à son allure, celle d’un poussin – pulcino en italien. On pense aujourd’hui que cette voix stridente servait également à interpeller les passants. La pratique est un instrument né du spectacle de rue. Elle se retrouve chez Polichinelle, Punch, Kasperl, Jan Klaassen et Pétrouchka.

A la fin du 18e siècle, les foires sont peu à peu abandonnées au profit des théâtres des boulevards. L’importance du théâtre populaire ne décroît pas pour autant. On assiste au 19e siècle à une explosion de l’activité théâtrale grâce à une plus grande liberté (fin du monopole royal des Comédiens français durant la Révolution) et à la construction de nombreuses salles de spectacle. Les marionnettistes trouvent leur public dans les cafés-théâtres et non plus les faubourgs.

Héros populaires !

Les spectacles des cousins de Guignol sont de grandes fresques où violence gratuite, humour noir et satire abondent tout en provoquant l’hilarité du public. Punch bat son chien, tue son enfant, sa femme, son médecin, le bourreau et le diable. Pétrouchka tue la mort elle-même. Karagöz est grivois, Pulcinella et Polichinelle sont grotesques et grossiers. Ils appartiennent à la rue, à la foire et au carnaval. Le contexte des spectacles détermine ainsi ce qu’il s’y passe : paroles et actes en contradiction avec les normes morales, refus des règles, renversement des rapports de force. Les spectacles, toujours liés à la vie quotidienne, semblent justement vouloir dépasser la vie et les vicissitudes du quotidien. Infatigables, les cousins de Guignol s’en prennent aux figures

d’autorité : le gendarme, le juge, le propriétaire, mais aussi à leur ami, leur compagne et leur enfant. Ils triomphent de chaque mésaventure, non sans l’aide de leur bâton, trique ou massue.

Héros politisés ? On se tromperait en avançant que les marionnettistes avaient pour objectif de critiquer un ordre social établi. Les actions de ces personnages sont dénuées de toute logique et illustrent davantage l’absurdité des situations et les vices de la nature humaine qu’une prise de conscience politique. Bagarres et crimes sont rythmés par une succession de mouvements rapides des personnages dans l’espace limité du castelet.

Anti-héros ? Certainement. Les cousins de Guignol incarnent avant tout un personnage type. Ils ont en commun leur physique marqué par des difformités (bosses saillantes, nez crochus, mentons proéminents), leur apparence vestimentaire (ils portent des costumes reconnaissables entre tous) et leur accent qui les relient à une région ou une localité. La particularité de ces héros réside dans l’ambiguïté de leur caractère. Ils sont farceurs, violents, amoraux et irrévérencieux tout en étant naïfs, ridicules et mal aimés. La vivacité de Pulcinella, Guignol, Don Cristóbal ou encore Punch montre qu’aujourd’hui encore ces héros savent nous faire rire de leur humour critique et provocateur, et offrir au public un renversement temporaire de l’ordre des choses.

Les marionnettes exposées proviennent :

Gioppino, Museo del Burattino – Bergame ; Polichinelle, Musées Gadagne – Ville de Lyon ; Pétrouchka, Véra Rozanova ; Jan Klaassen, Musées Gadagne – Ville de Lyon ; Guignol, Musée Théâtre Guignol ; Kasperl, Musées Gadagne – Ville de Lyon ; Pulcinella, cie UEUEUE ; Punch, Pôle international de la marionnette – Charleville-Mézières ; Don Cristóbal, cie Pélélé