Tchantchès

Le cousin Belge de Liège

La légende de Tchantchès
Par Gérard Truchet

La rue de tchantchesNanesse et gnafronTchantchès est la marionnette emblématique de Liège. A l’instar de nos marionnettes à fils le père et le mère Coquard, Tchantchès incarne le peuple ouvrier qui se rend au théâtre. Il en a le parler, le costume. Il est apparu au milieu du XIXème siècle en plein cœur du quartier d’Outre-Meuse fief des tanneurs et des pêcheurs. Tchantchès porte le costume typique des ouvriers : pantalon à carreau noir et blanc,  sarrau bleu, foulard rouge à pois blanc, casquette noire. Il a un penchant pour le pékèt (le genièvre) ce qui ne plait pas toujours à sa compagne Nanesse. Marionnette à tringle, pesant entre 5 et 7 kilos, elle est manipulée à bout de bras. Pour les combats, et ils sont nombreux, le marionnettiste doit tenir quatre marionnettes dans chaque main. Enfin, contrairement au théâtre Guignol un seul marionnettiste incarne toutes les voix. Tchantchès est présent dans toute la ville : rue, statue, monument, taverne… sa figurine illustre une multitude  d’objets et dix-huit théâtres proposent au public liégeois des spectacles. Ses origines restant obscures nous avons cru bon de vous offrir sa légende due à Jean Bosly.          

Tchanches et guignol 2015Tchantchès (1), d’après une tradition locale émaillée de bien naïfs anachronismes, est né à liège, de façon miraculeuse, le 25 août 760 : il vint au monde entre deux pavés du quartier d’Outre-Meuse, actuellement République libre de Djus-d’la Moùse (2). Les braves gens qui le trouvèrent furent merveilleusement étonnés de l’entendre chanter, dès son entrée dans la vie : « Allons, la mère Gaspard, encore un verre ! » C’était un bébé joufflu, goulu, riant sans cesse ; toutefois, il boudait à la seule vue de l’eau ; pour le rentre tout à fait aimable, son père adoptif lui faisait sucer un biscuit trempé dans du pékèt (3) ; il le sevra avec un hareng saur, et son pupille en contracta, pour le restant de ses jours, une soif inextinguible. Comme tous ceux qui sont appelés à une grande destinée, Tchantchès connut les déboires de l’existence : à la cérémonie du baptême, la sage-femme lui cogna si malencontreusement le nez sur le bord des fonts sacrés que l’appendice nasal du pauvre enfant se mit à s’allonger démesurément, et le facies de l’innocente victime en devint ridicule au point qu’il servit de modèle pour les masques de carnaval. Plus tard, atteint de la rougeole, le bambin fut obligé de prendre de l’eau ferrugineuse : constant guignard, il avala un morceau de fer à cheval qui lui resta dans le gosier, et dès lors il ne sut plus tourner la tête que de gauche à droite et de droite à gauche ; il dut désormais se mettre à plat ventre pour fixer le sol et sur le dos pour regarder en l’air.

Belgique les personnagesA cause de son pif cyranesque, Tchantchès hésita d’abord à sortir de chez lui ; mais bientôt, son instinct de liberté lui fit affronter la foule et il s’offrit à faire Saint-Mâcrawe, c’est à dire à être porté tout barbouillé de noir de suie sur une chaise à porteurs soutenue et escortée par tous les gamins du quartier : cet événement mémorable eut lieu la veille de l’Assomption 770. Il connut le grand triomphe et s’aperçut bientôt que la laideur, accompagnée d’esprit et de bonté d’âme, sait se faire aimer. Depuis ce jour, il fût sacré prince de Djus-d’la Moùse. Un jour, en flânant au bord de la Meuse, il fit la rencontre de l’évêque Turpin et de Roland, neveu de Charlemagne. Turpin morigénait Roland sur ses déplorables résultats en latin. Tchantchès, avec son impertinence habituelle, intervint dans la conversation et, pour mettre d’accord maître et élève, prononça cette sentence profonde : «Oui, Seigneur Chevalier Roland, le latin ne sert à rien du tout, mais c’est très utile quand même.» - «Quel est ce manant ? » demanda Roland. – «Tchantchès, prince de Djus-d’la, pour vous servir Seigneur Chevalier.» L’évêque Turpin regarda notre ami avec complaisance. «Eh ! bien, Tchantchès, je vais te présenter céans au grand empereur Charlemagne : tu serviras dorénavant de compagnon à son neveu Roland.» Et cet ainsi que Tchantchès fut introduit à la Cour de Charlemagne. Vint la brillante expédition d’Espagne. L’histoire fourmille d’anecdotes très intéressantes, montant le degré d’intimité que Tchantchès avait avec Charlemagne. C’est ainsi qu’un jour il entre délibérément dans la tente de l’Empereur qui prenait un repas de grand gala et qui lui dit, en avalant une bouchée : «Que veux-tu, Tchantchès ? Laisse-moi manger mes moules.» Une autre fois encore, il sert de chambellan à l’auguste guerrier : «Sire Empereur, l’ambassade du noir nègre roi Marsile désire vous parler.» - «A combien sont-ils ?» - «Ils ne sont qu’à qu’un.» - «Alors qu’ils entrent turtous et que le dernier ferme la porte.»      

Tchantchès ne quittait Charlemagne et Roland ni la nuit ni le jour : en toutes circonstances, dans les conseils privés et sur les champs de bataille, toujours il était là pour les aider de ses avis judicieux ou de ses terribles coups de tête, car Tchantchès était le champion  des soukeux (4) de Djus-d’la ? Voici la façon de combattre de Tchantchès : sans lance, sans épieu, sans épée, pour gonfanon son mouchoir rouge autour du cou, pour bouclier son sarrau bleu, pour heaume sa casquette de soie noire ajustée en un tournemain sur son crâne solide comme roc. Il crache dans ses mains, empoigne l’adversaire par les deux épaules, et pan ! en plein dans le sternum, lui lance un coup de tête qui lui brise les côtes et l’envoie dans un monde meilleur. Nulle cuirasse, si solide soit-elle, ne peut résister à ce magistral bélier ; tout homme atteint par Tchantchès est un homme mort, et lui-même, grâce à son nez béni est invulnérable.     

Pendant la bataille de Roncevaux, Roland, trop téméraire, envoya dormir Tchantchès qui baillait durant le combat et qui, pour sa part, avait déjà fracassé les côtes d’au moins trois mille Sarrasins : ce fut la seule cause du fameux désastre. Quelle fut la douleur du héros liégeois en contemplant avec Charlemagne le corps inerte du preux Roland ! Pour mieux témoigner sa tristesse, il ôta sa casquette et s’arracha une poignée de cheveux (c’était la coutume à l’époque) en prononçant cette homélie funèbre : «Sire Empereur, votre vaillant neveu a reçu sa daye (5) : nous le revengerons.» Tchantchès accompagna son maître au siège de Saragosse : ce fut lui tout le premier qui franchit les remparts de la ville. De retour d’Aix, avec la cour impériale, il assista au châtiment du traître Ganelon. Ce félon devait être écartelé : Tchantchès s’y opposa. Il voulut et obtint que le comte infidèle fût noyé dans une cuve d’eau distillé, supplice que notre homme trouvait le seul logique en l’occurrence, parce que, bien souvent, à Liège, il avait entendu chanter :   

Lâche, va-t-en, je te renie, 
  A toi l’opprobre et le mépris, 

Ce qu’il comprenait ainsi : à toi l’eau propre et le mépris.

Tchantchès, malgré les objurgations de l’Empereur, revint dans sa bonne ville de Liège et ne se consola jamais d’avoir dormi pendant la dernière phase de la bataille de Roncevaux. Après une franche ripaille, il mourut de la grippe espagnole et fut enterré à l’endroit même où s’élève son monument, place de l’Yser. Rien n’a pu le terrasser : ni l’amour – il resta célibataire - ; ni même la vieillesse – il s’éteignit à l’âge de 40 ans !  Regretté par toute la population, il est resté le prototype du vrai Liégeois : mauvaise tête, esprit frondeur, grand gosier, ennemi du faste et des cérémonies, farouchement indépendant, mais cœur d’or et prompt à s’enflammer pour toutes les nobles causes.

(1) François. (2) Outre-Meuse. (3) genièvre. (4) celui qui se bat en donnant des coups de tête dans la poitrine. (5) le coup de grâce.

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